Contributions de l’IE à « l’immatériel de rassurance »

Les présentes réflexions s’appuient sur la lecture de l’ouvrage de R. Rochefort, La société des consommateurs, et notamment sur le concept « d’immatériel de rassurance ». L’article explore les relations ténues entre « Intelligence économique » et « immatériel de rassurance ».

Depuis le début des années 1990,  la société de consommation a pris un tournant important, celui du « marketing des nouveaux besoins ». Le prix des produits et des services n’est plus directement lié à la structure des  coûts de production, comme dans la phase industrielle classique précédente. La corrélation  entre le prix de vente et le coût de production se distend, se disjoint et finit même par se dissiper. La question fondamentale désormais est bien de mesurer combien le consommateur est prêt à payer. En fait, chaque nouvelle offre commerciale « vaut ce qu’elle se vend » et le consommateur fixe in fine le niveau de certains prix sur le marché.

Selon ce mouvement, les caractéristiques fonctionnelles du produit (utilité, fiabilité, qualité, sécurité) sont étroitement imbriquées dans des caractéristiques plus immatérielles. La consommation est devenue, selon l’expression de Robert Rochefort, un enjeu « de besoin, de plaisir et de désir » [R. Rochefort, 2001, p. 25]. Les spécialistes de la publicité, ceux du marketing et du social learning, s’allient pour sublimer les vertus symboliques induites des produits et des services. La consommation est devenue une affaire complexe d’aspiration, d’envie, mais aussi de reconnaissance. Suivant cette tendance, la composante immatérielle de chaque objet de consommation n’a plus rien à voir avec l’utilisation concrète et directe qu’en fait le consommateur. Il s’agit d’inclure et d’incorporer l’imaginaire du consommateur dans la composition du nouveau bien ou du nouveau service. « La composante immatérielle a toujours une réalité mais ce qui la définit avant tout, c’est sa potentialité » [R. Rochefort, 2001, p. 34]. Il va donc falloir « sonder les cœurs et les âmes » des consommateurs pour pénétrer leur psychisme et décoder la structuration des imaginaires. L’objectif reste bien sûr de manipuler ces codes pour séduire les appétits, flatter les besoins, et déclencher l’acte d’achat. La communication immatérielle procède donc fondamentalement de cette « parole manipulée » qui vise à produire « un message, dans sa dimension cognitive, ou sous sa forme affective (…) conçu pour tromper, induire en erreur, faire croire ce qui n’est pas » [P. Breton,2000, p. 25].

La puissance de suggestion et de sujétion de l’immatériel repose sur plusieurs caractéristiques du nouveau produit ou du nouveau service proposé : la notoriété de la marque ou du nom présenté, le « packaging » (l’emballage) du produit, les design, formes et couleurs du logo, la valorisation des qualités présumées du produit, l’adhésion identitaire à un groupe de référence. Ces composantes immatérielles des produits et des biens ne sont pas le fruit d’une émergence spontanée. Elles font l’objet d’une démarche construite, méthodique et sophistiquée d’élaboration par les producteurs ou les distributeurs. En amont, il faut précéder l’émergence des nouvelles tendances et la manifestation de nouveaux désirs. Pour cela, l’Intelligence économique et la veille stratégique sur Internet offrent un champ de prospection immense, permettant de saisir l’alchimie des désirs des consommateurs. Les hommes de l’art suivent avec une attention scrupuleuse le rythme des échanges sur les forums, les pulsations des blogs, les vibrations des listes de diffusion… à la recherche du fameux « signal faible ». Ils traquent de façon continue, cadencée et itérative toute éclosion potentielle permettant de saisir de nouvelles orientations du marché.

Bien évidemment, la fabrication et l’adjonction d’une valeur immatérielle dans des objets de consommation courante, a pour effet d’assurer la promotion des biens et des services, mais elle a aussi une autre conséquence : celle de gonfler le prix d’achat et d’accroître les marges commerciales. Cette logique est résolument fondée sur la création et l’adjonction de valeur ajoutée. Les processus d’innovation s’incarnent dans une sorte de tâtonnement permanent. Ils consistent à sonder le marché en lançant des produits ou des services nouveaux,  et à jauger ensuite si les consommateurs sont prêts à payer un prix plus élevé. Au final, l’approbation du consommateur passe par l’écho de son porte-monnaie. On délaisse la logique rassurante de la bonne vieille étude de marché, qui consistait à anticiper l’accueil prévisible d’un produit ou d’un service sur un segment de clientèle particulier.  On s’engage dans une logique de test réel quasiment in vivo. J’appelle ce processus le « marketing des ballons sondes« , puisqu’il s’agit de lancer une offre sur le marché et d’observer si les consommateurs s’y accrochent. Ainsi, les industriels positionnent des dizaines de produits sur les linéaires des supermarchés pour tester l’adhésion des clients. Au consommateur de témoigner son intérêt, son appétence, et son attrait pour le produit. Au contraire, il peut aussi récuser, délaisser et discréditer l’offre. Dans ces « jeux du cirque consuméristes », le client maintiendra le pouce levé ou le pouce baissé. Ainsi s’enclenche un processus dynamique de micro-ajustements entre l’offre et la demande, de nature à stimuler la croissance. Bien sûr, les consommateurs sont aussi conscients que certaines propositions formulées par les industriels sont parfois « artificielles », et n’ont en fait pour objectif que de surenchérir les prix pour des contreparties illusoires. Lorsque le décalage est trop grand entre le fonctionnel et l’immatériel, ils expriment leurs doutes sur des pratiques assimilables à ce que les juristes appelleraient « tromperie sur les qualités substantielles de la chose ». Là aussi, l’Intelligence économique permet de déployer des outils de veille afin de recueillir le point de vue des consommateurs. On pourra par exemple surveiller certains sites spécialisés dans l’expression des opinions des consommateurs : e-pinions, CIAO. L’objectif est de déterminer à quel moment le consommateur se sent enfermé dans une sorte de jeu de dupe, dont les bénéfices profitent trop exclusivement aux producteurs et aux distributeurs.  A partir de quel moment le consommateur se sent-il prisonnier de l’hyper-choix, refuse son consentement d’achat, ou exprime ses critiques.

Pourtant, après une phase de critiques intenses concernant les « mirages » de la société de consommation [Baudrillard, 1970], le nouveau mouvement de consommation né dans les années 1990 renforce ce que l’on appelle les  « composantes immatérielles de rassurance ». Robert Rochefort nous apprend qu’il consiste « à rassurer les consommateurs. Les thèmes qu’il développe sont ceux de la santé, de l’écologie, de l’indémodable, du retour au terroir, de l’association à des causes humanitaires ou scientifiques » [R. Rochefort, 2001, p. 37]. Une étude du CREDOC de 2000 met en évidence que 57% des individus étaient prêts à payer 10% plus chers des produits reconnus comme meilleurs pour la santé ; et que 41% des individus étaient prêts à payer plus chers des produits reconnus comme préservant l’environnement. Les schèmes de l’alicament et du développement durable étaient déjà en place !

Prégnance du thème de la santé

Notre société a progressivement repoussé les limites de la maladie et de la mort. Les progrès médicaux ont ouvert des perspectives inédites dans l’histoire des hommes. Le principe de précaution guide l’action des politiques publiques. Pour autant, la peur obsédante des maladies n’a pas disparu. Bien au contraire, les maladies graves demeurent un risque majeur et un sujet de préoccupation.

Pour faire face à ce risque, les Français plébiscitent l’équilibre alimentaire comme une priorité (87%) ; bien avant la réduction des pollutions (86%), la baisse de la consommation d’alcool et de tabac (81%), la  recherche médicale (78%) ou le changement des conditions de travail (34%)… Les industriels de l’agro-alimentaire ont compris le parti qu’ils pouvaient tirer d’une telle unanimité d’aspiration. La nourriture n’est plus simplement là pour fournir un carburant au corps, elle s’est instituée un moyen de protéger son « capital santé ». De nombreux produits sont alors nés de cette hybridation marketing entre l’aliment et le médicament, incarnée dans le néologisme « alicament ». On a donc vu se développer des gammes de produits alimentaires « supplémentés », c’est-à-dire enrichis en vitamine, en oligo-éléments, etc… Une entreprise comme Danone a lancé sa « Fondation pour la santé » et fortement valorisé son  potentiel de Recherche et développement. Très typique de ce mouvement pour Danone, le lancement d’Actimel. Une sorte de « petite fiole magique » dont la consommation quotidienne protègerait des maladies et renforcerait le potentiel immunitaire. Dans une autre version, Lesieur lance Isio 4, une huile qui protègerait des maladies cardio-vasculaires. Et ce mouvement déborde largement les produits alimentaires pour s’insinuer dans tous les compartiments de la consommation courante. Les derniers collants en Lycra massent et relaxent les jambes. Les crèmes de beauté raffermissent les peaux matures avec l’effet « double lifting ». La santé s’est invitée dans tous les secteurs de la consommation, pour procurer au consommateur un plus de longévité… On se soigne désormais en mangeant, à moins que l’on ne mange en se soignant…

Force de l’écologie : émergence de nouvelles valeurs

Dans la foulée des réflexions collectives sur le développement durable, l’écologie a, elle aussi, fait son entrée dans « l’immatériel de rassurance ». Il s’agit de se montrer responsable et de protéger le « droit des générations futures ». Dès lors, les marques dont la notoriété est la plus forte, sont soumises aux pressions des ONG écologistes. Très typique de cette tendance, le développement du rating social, à travers des sites Internet cherchant à évaluer les performances environnementales et sociales des entreprises (voir par exemple Novethic, Vigeo, Transnational). Chaque entreprise est « notée » pour savoir si elle respecte l’environnement, les droits sociaux des travailleurs ou l’éthique des affaires.

Autre manifestation représentative de la prégnance du schème écologique, les ONG se sont progressivement instituées comme des sortes de contre-pouvoirs, bien au-delà des traditionnelles associations de consommateurs. Elles disposent de caisses de résonance puissantes avec les technologies Internet, n’hésitant plus à recourir à une rhétorique dénonciatrice et à appeler au boycott des produits, lorsqu’une multinationale ne respecte pas les canons de l’orthodoxie environnementale. On a vu ainsi se développer un mouvement en apparence pour le moins paradoxal. Chaque entreprise cherche à présent à afficher sa bonne volonté à travers des  engagements éthiques et des Chartes de développement durable.  Le développement durable est devenu partie intégrante de la communication corporate de chaque firme. Au-delà du consommateur-citoyen, il faut aussi rassurer l’ensemble des stakehoders, c’est-à-dire des parties prenantes de l’entreprise : actionnaires, salariés, partenaires, fournisseurs… Les entreprises savent qu’au-delà des offres de produits ou de services, l’avantage concurrentiel repose sur un ensemble de facteurs liés à l’environnement de l’entreprise. Cependant, en agissant précisément ainsi, les entreprises endossent finalement les standards environnementaux et les codes des écologistes. Au-delà de la superficielle « communication verte », elles acceptent implicitement d’être jugées sur le respect de ces codes  et de ces standards. C’est pourquoi progressivement le « rapport du faible au fort »  s’est considérablement modifié. Pour l’avoir oublié il y a quelques années, Nike s’est retrouvé mis en cause dans une affaire d’exploitation des enfants dans des sweetshops en Asie. De la même façon, en Juin 1995, Shell a dû faire face à un mouvement de boycott sans précédent. La compagnie pétrolière souhaitait couler en pleine mer du Nord sa vieille plateforme pétrolière BrentSpar. Greenpeace lance alors une polémique sur les répercussions écologiques de ce sabordage, mettant en avant que la plateforme contient plus de 130 tonnes de produits chimiques, et qu’un tel acte ne manquerait pas d’entraîner une grave pollution des fonds marins. Les experts de Shell font valoir que le point de vue de Greenpeace ne repose sur aucune analyse scientifique crédible, et que l’ONG agite un épouvantail pour instrumentaliser des peurs non fondées. La polémique enfle. Le Premier ministre Britannique de l’époque, John Major, apporte son soutien à Shell. Peu importe, autour de Greenpeace se forme rapidement une véritable « coalition anti-Shell » composée de syndicats, de partis politiques, et de l’Eglise évangélique. L’affaire a un tel retentissement que Shell décide de renoncer à saborder sa plateforme. Pourtant, sur le plan juridique, la démarche de Shell s’avérait parfaitement légale, puisque le sabordage des plateformes pétrolières n’était pas contraire aux conventions internationales. Avec du recul, cette démarche peut même apparaître comme légitime puisque les craintes de Greenpeace étaient véritablement non fondées. En épilogue à cette polémique, Greenpeace présentera un an après des excuses à Shell pour s’être trompé de diagnostic. Mais là n’est pas l’essentiel, l’affaire Brentspar se révèle « exemplaire », car elle montre comment le choix légal et légitime d’une entreprise peut être invalidé par une large mobilisation de l’opinion publique et le militantisme d’une ONG. Au bout du compte, « est considéré comme vrai ce que l’opinion publique tient pour vrai ». Et pour sauvegarder son image corporate, protéger sa réputation et conserver sa clientèle, Shell n’avait finalement pas d’autre choix que celui de faire « marche arrière ». On ne rame pas à contre-courant contre les vagues de l’opinion publique… Sur ce point, l’Intelligence économique peut fournir des outils permettant de gérer les relations d’influence et de contre-influence, afin de ne pas laisser les entreprises s’enfermer dans une posture « défensive » n’offrant pas d’autre stratégie que celle du recul.

Là aussi, les schèmes de l’écologie se sont propagés à des pans entiers de la consommation courante : produits ménagers biodégradables, éco-recharges, lessives sans phosphate, éco-emballages… Les consommateurs ont même fini par abandonner toute suspicion à l’égard des fabricants et des distributeurs. Preuve de son fulgurant succès, l’écologie est entrée dans les esprits comme un argument d’autorité. La puissance symbolique du référent écologique est telle qu’elle exclu toute interrogation latente par rapport au prix d’achat. Pour le consommateur éco-citoyen, la contribution au  destin des générations futures n’a visiblement pas de prix…

Un catalogue de rassurances

Les ressorts de la santé et de l’écologie ne sont pas les seuls ressorts actifs en matière de consommation des biens et des services.  Il existe un véritable « catalogue de rassurance » incluant le goût du terroir, la famille comme refuge, la mode ethnique… [R. Rochefort, 2001, p. 204]

Tableau d’après Rochefort, 2001, p. 210

L’ensemble de ces éléments ne sont d’ailleurs pas exclusifs les uns des autres. Les distributeurs savent qu’ils peuvent définir des combinatoires complexes en articulant plusieurs composantes immatérielles de rassurance. Une visite dans les magasins « Nature et découverte » permettra d’illustrer ces combinatoires complexes. On trouve dans ces magasins des produits écologiques, ethniques et issus du commerce équitable, favorisant un retour à la nature.

Bibliographie:

  • R. Rochefort, La société des consommateurs, Poche / Odile Jacob, 2001.
  • P. Breton, La parole manipulée, La Découverte, 2000.

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2 Commentaires

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