Espion ou expert en IE ?

Dans son Numéro 3815 (du 7 au 13 janvier 2010), le magazine « Valeurs actuelles » titre sur « Le retour des espions. Nouvelles menaces et nouveaux réseaux ». Ce dossier spécial mélange ainsi pèle mêle et sans trop de précaution : l’infiltration dans les systèmes informatiques par les chinois (page 8), les taupes du KGB (page 9), l’espion estonien Herman Simm (page 12), l’affaire du chercheur au CNRS Rolf Dobbertin (page 14)… Dans cette galerie de portraits, il n’y a finalement rien de très nouveau ; rien à part des histoires connues et rabâchées régulièrement par la presse pour faire du « sensationnel » (et accessoirement augmenter les ventes en kiosque). Pourtant, au milieu de cet état des lieux de l’espionnage, on retrouve une interview de Bernard Carayon, « Pour une Europe de l’intelligence économique » (pages 10 et 11). Une fois de plus, l’assimilation systématique entre Intelligence économique et espionnage joue à plein… Il est vrai que depuis sa naissance, l’Intelligence économique « sent le souffre ». Le secteur professionnel ne jouit pas toujours, selon Nicolas Moinet, d’une « image très positive (beaucoup par fantasme mais aussi parce qu’il n’y a pas de fumée sans feu) » [1]. Depuis que le terme « Intelligence économique » s’est forgé dans les années 1990, la confusion est largement entretenue avec le renseignement et l’espionnage [2]. D’un coté, l’entrepreneur (au sens schumpétérien du terme) est  invité à la prudence, car pour les pouvoirs publics l’entreprise « ne doit pas se transformer en service de renseignement et ceux-ci n’ont pas vocation à devenir des entreprises » [3]. De l’autre, le professionnel du renseignement croit voir dans l’Intelligence économique « une dépossession de ses savoir-faire, une démystification de certaines de ses procédures » [4].

Un malentendu originel

Sans doute pour dissiper ce malentendu originel, les spécialistes ne cessent de rappeler qu’au sens français, l’Intelligence économique s’inscrit résolument dans un cadre à la fois « légal, éthique et déontologique » [5], tentant ainsi de désamorcer les soupçons pesant sur elle. Cet exercice nécessaire (bien que parfois maladroit) confine à la répétition d’une sorte de rituel un peu creux, pétition de principe sans cesse renouvelée, dont on sent qu’elle est peut-être d’avantage destinée à la réassurance de celui qui l’énonce qu’à rassurer celui qui l’écoute. Du coup, l’antienne pourrait finir par induire une forme de méfiance, devenant par trop récurrente pour ne point s’avérer justement suspecte. Que dire in fine si ce n’est que certaines procédures pratiquées en « Intelligence économique » empruntent aux techniques des  « métiers du renseignement ». A contrario, pour corser la réflexion et brouiller un peu plus les frontières, on sait aussi que l’activité de renseignement n’est pas systématiquement illégale, et que l’espionnage ne représente qu’une infime partie des activités de renseignement. L’espionnage économique est « le fait, pour une personne physique ou morale, de rechercher dans un but économique, pour elle ou pour autrui, de manière illégitime – c’est-à-dire le plus souvent à l’insu et contre le gré de son détenteur – des informations techniques ou de toute nature, lorsque ces informations présentent une valeur, même potentielle, dont la divulgation serait de nature à nuire aux intérêts essentiels de ce dernier »[6].  Une analyse historique des pratiques de renseignement nous persuadera que la collecte d’information de la part des États emprunte à un registre d’action assez riche au sein duquel l’espionnage occupe une place résiduelle, pour ne pas dire marginale [7].

Entretenu par des dérapages « emblématiques »

D’où vient alors cette assimilation systématique entre espionnage et Intelligence économique ? Bien sûr, il existe quelques « dérapages emblématiques » d’officines d’Intelligence économique qui entretiennent cette confusion « pathologique », en recourant à des méthodes illégales. Et bien sûr, la presse fait gorge chaude de ces dérapages. Mais au-delà de ces cas isolés, il semble bien qu’il existe des logiques de convergences entre l’espionnage et l’Intelligence économique [8]. Premièrement, depuis la fin de la guerre froide, l’espionnage s’intéresse désormais au domaine économique. Certains spécialistes disent que les 2/3 des missions de la CIA concerneraient des objectifs économiques… Deuxièmement, si Internet invite chaque décideur économique à la gestion des sources ouvertes (mythe de la transparence) , il n’en demeure pas moins que le renseignement humain et la gestion de sources informelles s’avèrent porteurs de valeur ajoutée.

Alors pour résumer sur cette confusion entre IE et Espionnage

1/Contrairement à une idée reçue, le Renseignement d’État ne recoure que rarement aux méthodes illégales de l’espionnage. Ces actions illégales (lorsqu’elles existent) sont l’expression de prérogatives exorbitantes de puissance publique et légitimées par l’exercice du pouvoir souverain (dans la logique de l’intérêt national ou dans celle du « secret d’État ») ;

2/ L’Intelligence économique ne peut et ne doit s’exercer que dans une cadre de stricte légalité. Le recours aux méthodes illégales en IE relève d’une logique de  Droit commun, celle du droit pénal et du tribunal correctionnel. A chacun donc de prendre ses responsabilités…


[1] C. Marcon, N. Moinet, L’Intelligence économique, Dunod, 2006, p. 86.

[2] Henri Martre avoue même qu’il « trouvait plutôt habile, l’idée de ce double sens du mot intelligence. A la fois  au sens de renseignement et de compréhension pour préparer la prise de décision », Entretien avec l’auteur, Journée IHEDN sur les relais régionaux d’IE, Ecole militaire, 20 avril 2007.

[3] B. Besson, JC. Possin, Du renseignement à l’Intelligence économique, Dunod, 2ème ed., 2001, p. 64.

[4] B. Besson, JC. Possin, Pour une définition de l’Intelligence économique, Regards sur l’intelligence économique, N°1, Janvier / Février 2004, p. 6.

[5] B. Martinet, Y. Marty, L’Intelligence économique au service des yeux et des oreilles de l’entreprise, ed. d’organisation, 2002, 2ème ed.

[6] J. Dupré, Renseignement et entreprises, Intelligence économique, Espionnage industriel et sécurité juridique, ed. Lavauzelle, 2002, p. 15.

[7] Sur cette convergence des répertoires d’action, voir O. Forcade, S. Laurent, Secrets d’Etat, Pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain, Armand Colin, 2005, plus particulièrement les développements sur une approche analytique du renseignement, p. 20 et suiv.

[8] P. Guichardaz, P. Lointier, P. Rosé, L’infoguerre, stratégies de contre intelligence économique pour les entreprises, Dunod, 1999, p. 9.

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