Nous avons rencontré Sébastien Laurent, Historien et Maître de conférence à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3. Sébastien Laurent est un spécialiste de l’histoire du renseignement. Nous vous proposons ce « regard croisé » sous forme d’entretien à propos de son dernier livre « Politiques de l’ombre ».
JB : Sébastien Laurent, dans votre ouvrage intitulé « Politiques de l’ombre, État, renseignement et surveillance en France » (Fayard, 2009), vous nous livrez une généalogie passionnante des rapports entre le renseignement et l’Etat. Cet « Etat secret » vous le définissez comme « la composante de l’Etat soustraite à la publicité » (page 13). Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Sébastien Laurent : Il s’agit en fait d’un point de départ. C’est une observation : ce qui est secret n’est pas rendu public. Ce qui est valable dans les relations entres individus l’est aussi lorsque l’on regarde l’Etat. Celui-ci demeure encore en très grande partie masqué au XIXe siècle que ce soit dans son organisation ou dans ses pratiques. Je me suis appuyé sur cette approche pour démarrer la longue recherche dont ce livre est issu.
JB : Vous démontrez aussi que la lente constitution de cet « Etat secret » est finalement moins liée à une logique de spécialisation bureaucratique qu’à des « pratiques discrètes, sinon secrètes » (page 602). Cela veut-il dire que l’Etat s’est totalement affranchi des règles qu’il avait lui-même édicté ?
Sébastien Laurent : La question que vous me posez est au cœur du livre. Cela en est l’axe directeur. Ce qui est fascinant avec la réalité que j’ai étudiée, et ceci seul l’historien peut le voir à la différence du sociologue et du politiste, c’est une forme de coïncidence et de discordance. Tout au long du XIXe siècle, le discours – d’essence libéral – sur la publicité de la politique et de l’Etat ne cesse de croître, il devient une forme de mauvaise conscience qui travaille les gens d’Etat. Dans le même temps, l’Etat se bureaucratise et dans ses replis s’édifie l’Etat secret qui est plus que la définition négative donnée au début du livre (« la composante de l’Etat soustraite à la publicité »), mais une véritable construction, un processus qui est le résultat de pratiques nouvelles anticipant sur la dimension bureaucratique. Ces pratiques secrètes touchant à la surveillance des individus et à l’espionnage extérieur font naître l’ « Etat secret ». L’Etat qui est par essence secret lorsqu’il se forme en Occident à partir du XIIIe siècle, cherche au XIXe siècle à se publiciser et parvient en grande partie à le faire. Mais « l’Etat secret », une dimension tout à fait singulière de l’Etat dans sa globalité empêche que le processus de publicisation soit complet. Dans ce contexte on peut donc dire qu’au moment où il reconnaît la validité de la règle de publicisation, il contribue à s’en affranchir en laissant bâtir par certains un secteur qui échappe totalement à cette règle. Bien que mon livre porte sur la période 1815-1914, je rejoins là les conclusions du grand livre de Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés (1976) qui étudiait la période 1880-1914.
JB : Au bout du compte, je me demande si cette autonomie des organes de renseignement sur le terrain ne résulte pas d’un accord « objectif » (pour reprendre une terminologie marxienne) entre la « classe politique » et les hauts fonctionnaires. En fait, vous démontrez bien qu’historiquement, sur le plan opérationnel, les décideurs politiques et les gestionnaires de l’administration publique n’ont jamais vraiment souhaité enfermer le renseignement d’Etat dans un cadre légal et réglementaire trop rigide ?
Sébastien Laurent : Ce serait tentant de penser ainsi. Mais je crois qu’hier, même si c’est un lointain hier, comme aujourd’hui, l’attitude des responsables politiques à l’égard des techniciens du secret d’Etat est un mélange de méfiance et d’ignorance. Les gens d’Etat, expression que je préfère à celle de « politiques », car elle dit la mixité entre politiques stricto sensu et hauts fonctionnaires (quoique très peu nombreux en l’espèce), ne connaissent pas l’Etat autant qu’ils le croient. L’Etat leur échappe. D’autre part les gens de renseignements (militaires et civils) ont tout fait pour préserver une véritable discrétion, non pas tant pour se cacher au regard de leurs adversaires et de leur ennemis, que pour se prémunir de la curiosité des responsables politiques auxquels ils étaient en théorie subordonnés. Le résultat fut – et l’on peut dire « est » – une forte autonomie comme vous l’avez observé. Autonomie avantageant les gens de renseignement bien évidemment, mais aussi les responsables politiques qui peuvent arguer de cette trop forte autonomie quitte à concéder une forme de négligence de leur part, pour démontrer leur absence d’implication lors d’une crise, et ainsi sauvegarder leurs positions. Quitte également à annoncer ensuite une « réforme » du renseignement rarement entreprise car ils ne connaissent pas ce qu’ils entendent transformer. Je dis ceci en soulignant que la « réforme » du renseignement entreprise depuis 2007 déroge à ma précédente remarque. C’est une réforme d’importance. Pour parler en sociologue, on peut dire que le renseignement est objectivé au plus haut niveau de l’Etat, ce qui dans notre pays en temps de paix, n’avait jamais été le cas.
JB : Dans votre ouvrage, vous décrivez aussi comment l’Etat a souhaité très tôt, pour des raisons stratégiques, monopoliser les réseaux de télécommunication. Vous donnez des exemples concernant la maîtrise du télégraphe (page 32) et vous décrivez par exemple la compétition acharnée entre l’Angleterre et la France pour l’installation des câbles télégraphiques sous-marins (page 433). Pensez-vous que cette compétition pour la maîtrise des moyens de communication soit encore à l’ordre du jour à l’heure de l’Internet et du « village global » ?
Sébastien Laurent : C’est beaucoup plus difficile à dire pour une raison assez simple : l’Etat, son implication capitalistique en tout cas, est beaucoup plus dilué qu’avant. Les anciens monopoles ont été confiés à des concessionnaires nombreux qui sont devenus les acteurs principaux, l’Etat se contentant d’engranger des revenus quitte à perdre de sa maîtrise stratégique. Ceci dit, il faut relever également que l’Etat, dans le plus grand secret c’est évident, a des réseaux d’information sécurisés propres utilisés par lui seul. Donc l’Etat qui a toujours su faire payer le privé pour payer les infrastructures nationales, depuis l’époque du chemin de fer jusqu’à la téléphonie mobile, est peut-être plus gagnant encore aujourd’hui qu’hier.
JB : En vous lisant, on se dit qu’en matière de renseignement le partenariat public/privé ne semble pas de mise en France. Vous soulignez clairement le fait que « le renseignement privé ne remit jamais en cause en France le monopole et la puissance des organes étatiques de gouvernement » (page 85). Pensez-vous que cette conception soit vraiment une spécificité française ?
Sébastien Laurent : Je pense que l’on assiste aujourd’hui depuis une petite dizaine d’années au travers de l’explosion de l’IE à un phénomène d’accélération. Mais je doute que la France parvienne au niveau des partenariats anglo-saxons. Il est certain qu’en matière de renseignement, comme de sécurité d’ailleurs, si l’on se situe à une échelle plus globale, la France a été aux antipodes des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, bien que le renseignement commercial, ancêtre de l’IE, ait démarré en France dans les années 1830, à l’époque de la Monarchie de Juillet. On manque cruellement de travaux historiques sur d’autres pays d’Europe continentale pour pouvoir répondre efficacement à votre question. Mais je crois que le recours à la sociologie historique permet de comprendre qu’en Europe continentale, la tradition de droit romano-germanique et la sanctuarisation des activités régaliennes de l’Etat ont permis de délimiter assez soigneusement le public du privé en la matière.
JB : Selon vous une telle logique de « cloisonnement » entre la sphère publique régalienne et les acteurs privés du renseignement économique et commercial pèse-t-elle sur l’émergence de l’Intelligence économique en France ?
Sébastien Laurent : Pour parler franchement, cette question me passionne. J’aimerais pouvoir mener à bien une recherche sur cette question, mais le matériau se dérobe un petit peu et quoique partisan de l’histoire du temps présent, je pense qu’il faut attendre un petit peu, au moins pour voir s’il ne s’agit que d’une mode ou plus que cela. Pour voir si le décloisonnement est réel ou illusoire. Ce qui est très difficile, c’est d’avoir des repères, car les acteurs privés et publics s’investissent tous dans l’IE. Il y a là de la part de l’Etat plus qu’une stratégie discursive : il investit du temps, des personnels et de l’argent, c’est certain, mais il peine je crois, en dehors de l’Intelligence territoriale, à avoir des repères parce que les entreprises publiques n’existent pas plus que le « capitalisme national » qui n’a plus beaucoup de sens aujourd’hui. Cette question a été l’objet d’un colloque organisé en 2006 et publié récemment. Je me demande parfois si l’Etat n’est pas rentré dans la partie avec retard, courage et pugnacité, mais sans s’apercevoir que les règles du jeu ont changé. Reste la fierté nationale qu’il faut soigner et les emplois qu’il faut faire mine de sauver. C’est une tâche politique.
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