Intelligence économique et renseignement : entretien avec Francis Beau (2/2)

Francis BeauVoici la deuxième et dernière partie de mon entretien avec Francis Beau, spécialiste du renseignement et de l’Intelligence économique (la première partie est disponible ici) :

5. Finalement, pour reprendre la formule célèbre de Max Weber, vous nous livrez une vision totalement “désenchantée” du renseignement. Celle du renseignement qui « n’éclaire pas l’avenir mais seulement le présent ». On est vraiment aux antipodes de la fameuse logique d’anticipation stratégique ?

Pourquoi “désenchantée” ? S’il faut entendre par là que je propose une vision “réaliste” du renseignement, alors je suis d’accord. Son « sens » véritable n’échappe qu’à ceux qui le diabolisent ou l’idéalisent trop. Pour autant, ce réalisme ne doit pas être interprété comme un manque d’enthousiasme. Le renseignement est un art difficile, mais passionnant. Dans ce sens, la vision que je souhaite donner du renseignement n’est certainement pas « désenchantée ». Mais cette question est très intéressante et particulièrement importante car elle me permet de tordre le cou à une idée solidement ancrée dans nos esprits tant elle est séduisante. Je veux parler de ce rêve fou, que porte en lui tout individu, de pouvoir disposer de certitudes sur l’avenir pour décider en toute quiétude. Le renseignement n’est pas une boule de cristal, et les analystes ne lisent pas dans le marc de café. Il ne faut pas se leurrer sur les capacités du renseignement, et le réalisme que je prône doit permettre de ne pas tromper le client sur la marchandise. Laisser croire que le renseignement éclaire le futur est une source importante de malentendus entre les services de renseignement et leurs « clients », qui contribue à dégrader la relation de confiance pourtant si nécessaire entre les deux. Trop souvent, en effet, le client attend du renseignement des réponses qu’il ne peut pas lui donner. Dans mon ouvrage de 1997, je cite l’exemple de la CIA qui, interrogée tous les ans pendant la guerre froide par l’administration américaine sur la date à laquelle l’URSS pourrait se lancer dans une guerre générale, se répétait année après année en répondant « que l’URSS serait capable de le faire à tout moment ». La réponse était pour le moins prudente, mais la CIA aurait tout aussi bien pu répondre « demain matin » sans que l’on puisse rien lui reprocher compte tenu de l’inadéquation de la question posée. « À question stupide, réponse idiote », aurait-elle pu se justifier. L’avenir, dans toute sa dimension qui embrasse tous les champs du possible, ne se prévoit pas, pas plus qu’il ne se prédit. La science permet de prédire de nombreux évènements à venir qui obéissent aux lois de la physique, et l’observation permet en complément de prévoir certains phénomènes ou certains champs du possible. Mais l’avenir reste par nature toujours incertain, surtout lorsqu’il repose, comme c’est le cas du champ d’application du renseignement, sur les intentions d’autrui (l’adversaire ou le concurrent), qui ne sont que des intentions appartenant au présent et susceptibles d’être contrariées dans le futur. L’avenir est par nature imprévisible, et le renseignement n’y peut pas grand chose. Je sais, c’est moins glamour, mais c’est ainsi. Tout au plus peut-il « prévenir » : si l’avenir ne se prévoit pas, en revanche il se prépare, et cette nuance est essentielle.

Est-on donc, pour autant, aux antipodes de l’anticipation stratégique ? Bien sûr que non. Anticiper, c’est justement préparer l’avenir, donc devancer les évènements à venir. En un mot, c’est prévenir. S’il n’éclaire pas l’avenir, le renseignement permet donc d’anticiper. Pour mieux comprendre cette nuance, qui peut paraître de pure sémantique mais n’en demeure pas moins très importante, il faut encore une fois s’intéresser à une frontière qui vient s’ajouter à celle évoquée tout à l’heure entre renseignement et clandestinité. Cette deuxième frontière, qu’il convient de bien observer, c’est celle qui existe entre le renseignement et ses clients opérationnels. Le renseignement éclaire ses clients mais n’empiète pas sur leurs activités. Dans la démarche stratégique, il n’est que la première phase d’un processus qui en compte trois autres (conception des modes d’actions possibles, sélection du mode d’action, suivi de l’exécution), qui correspondent à des métiers ou des savoir-faire différents (planification, prise de décision, contrôle). Dans cette démarche, il n’intervient qu’en tant que fournisseur d’information auprès de ses différents clients (planificateurs, décideurs ou contrôleurs).

La compétence opérationnelle de l’analyste du renseignement lui permet d’anticiper ou de « prévenir » les besoins en information de ses clients, mais en aucun cas elle ne lui permet d’aller plus loin en empiétant sur leur domaine d’action. La prévision repose sur tout un ensemble de connaissances dont l’étendue dépasse celles de l’analyste. Décider, c’est prévoir (agir, c’est décider, mais également se projeter dans l’avenir, se préparer à l’affronter, donc prévoir différents champs du possible). Que reste-t-il au stratège/décideur si on lui enlève la prévision ? Seul à disposer de toutes les données du problème stratégique, il est nécessairement seul à pouvoir décider d’un scénario « prévisible » et endosser la responsabilité d’une stratégie.

Reprenons l’exemple de l’attentat manqué sur le vol Amsterdam-Detroit du 25 décembre dernier, dont j’ai dit tout à l’heure qu’il méritait d’être analysé dans le détail. Lorsque les autorités américaines apprennent du père même du jeune Nigérian son évolution vers des tendances religieuses extrémistes et l’abandon de ses études pour aller au Yémen, elles détiennent là un renseignement d’importance. Peut-on, à partir d’un tel renseignement, estimer ou prévoir l’imminence d’un attentat ? Bien sûr que non, mais on peut en revanche sans aucun doute le prévenir ou l’anticiper, c’est-à-dire devancer par exemple toute tentative de la part de cet individu d’embarquer bardé d’explosifs dans un avion. Il suffit pour cela de « prévenir » les autorités en charge de la sécurité dans les aéroports afin qu’elles puissent imposer des fouilles approfondies à tous les passagers correspondant à son signalement.

Ce qui a probablement manqué dans cette affaire, c’est une autorité de coordination opérationnelle, extérieure au renseignement, responsable de la mise en œuvre des mesures de prévention à adopter contre les menaces terroristes. On est bien là dans l’activité opérationnelle qui échappe à la compétence du renseignement. C’est probablement faute d’avoir une conscience exacte de cette distinction nécessaire entre renseignement et opérations que la coordination n’a pas fonctionné. D’un côté, les services de renseignement n’ayant pas d’accès à un quelconque « bout de la chaîne de décision » puisqu’il n’existait pas, pensaient faire leur travail en continuant à rechercher des éléments susceptibles de conclure à l’imminence d’un attentat, de l’autre les services de sécurité ignoraient la menace puisqu’elle n’était pas jugée imminente par le renseignement, et qu’aucune autorité opérationnelle n’était en « bout de chaîne » pour prendre une décision.

À trop confondre sécurité et renseignement, c’est-à-dire la fonction opérationnelle et la fonction renseignement qui la sert, on en arrive à faire porter au renseignement la responsabilité d’une absence de décisions qui pourtant ne lui revenaient pas. Celles-ci n’ont pas été prises faute d’une autorité opérationnelle capable d’anticiper et de décider d’une stratégie « prévoyant » l’éventualité d’une tentative d’attentat de la part d’un individu dont le renseignement avait pourtant « prévenu » du caractère suspect.

Le renseignement n’est donc pas aux antipodes de l’anticipation, il en est même un élément essentiel pour ce qui concerne la planification et la décision stratégique. Mais vous avez raison de soulever ce point en ce sens que le renseignement s’écarte toutefois de la stricte logique d’anticipation stratégique, car il n’y contribue qu’en tant que fournisseur d’information (prévention), et qu’en outre il est également utile à d’autres clients, le contrôle par exemple qui ne se soucie guère d’anticipation.

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