Ancien officier de marine ayant fait une partie de sa carrière dans le renseignement, Francis Beau est chercheur indépendant, et consultant en organisation des connaissances. Ses travaux de recherche portent sur les fondements théoriques de la fonction renseignement, et leurs applications méthodologiques en matière d’exploitation, avec pour objectif à terme le développement d’une nouvelle génération de systèmes d’information reposant sur le concept d’intelligence collective. Il développe ces thèmes dans son dernier article « Culture du renseignement et théories de la connaissance » (R2IE-Vol 2/1 – 2010). Il est l’auteur de l’ouvrage « Renseignement et société de l’information », Prix de la Fondation pour les Études de Défense 1996, et de nombreux articles sur l’Intelligence économique et le renseignement.
Voici la première partie de l’entretien que j’ai eu avec lui :
1. Francis Beau, dans un récent article, vous dissociez les notions de renseignement et d’espionnage ; pouvez-vous préciser votre point de vue pour nos lecteurs ?
Cette distinction est essentielle. D’un côté, le renseignement s’élabore tout au long d’un processus complexe. Celui-ci est fait de nombreuses rétroactions, souvent représentées sous forme d’un cycle unique, un peu artificiellement décomposé en plusieurs phases et sous-phases :
– recherche (orientation et recueil),
– traitement (analyse, capitalisation et synthèse),
– communication (transmission, diffusion ou mise à disposition).
De l’autre côté, l’espionnage n’est qu’un moyen de recueil de l’information. Il est largement utilisé pour les besoins d’un certain type de renseignement en environnement hostile, et se pratique dans la clandestinité.
Cette dissociation répond donc à une double nécessité. D’abord, la nécessité évidente de bien observer une frontière claire entre activités « ouvertes » et actions clandestines. Ensuite, celle qui résulte de la nécessaire distinction entre recherche et recueil. Le recueil n’est que la phase ultime de la recherche (après l’orientation et l’exploitation des sources), qui n’est elle-même que la première étape du processus d’élaboration du renseignement. Espionnage et renseignement sont deux fonctions distinctes qui ne peuvent en aucun cas être confondues, même si l’une peut être mise à contribution par l’autre. Confondre espionnage et renseignement, c’est un peu pour moi comme confondre des phares antibrouillard avec la conduite automobile. De la même manière que la conduite automobile peut se pratiquer sans antibrouillards, le renseignement se pratique sans nécessairement faire appel à l’espionnage, et pas plus que les antibrouillards ne font la conduite automobile, l’espionnage ne fait le renseignement.
2. Vous cantonnez donc l’espionnage à « une activité de recherche de renseignement à l’aide de capteurs ayant la particularité d’opérer dans la clandestinité » ; mais ce registre de la clandestinité n’induit-il pas systématiquement le recours à des méthodes illégales ?
Dans un État de droit et en temps de paix, oui, bien sûr, l’espionnage est par nature illégal. Le contre-espionnage est là pour lutter contre. Mais si l’espionnage se pratique par nécessité dans la clandestinité, toute activité clandestine n’est pas pour autant, loin s’en faut, de l’espionnage. Cela dit, la question de savoir si toute opération clandestine est illégale s’avère plus délicate à traiter. L’infiltration par la police d’organisations criminelles est un exemple parmi d’autres d’opération clandestine confiée par un État à des “services spéciaux” pour lutter contre le crime organisé. Ces activités, qu’elles soient de l’espionnage ou non, doivent être néanmoins parfaitement définies et encadrées d’une manière ou d’une autre par la loi (soumises par exemple à l’autorisation et au contrôle des magistrats). Si donc l’action clandestine peut paraître en marge de la légalité, on ne peut cependant pas la qualifier d’illégale tant qu’elle reste pratiquée dans ces conditions-là (confiée à des services de l’État et encadrée par la loi). Vous noterez au passage que je parle de “services spéciaux” et non pas de “services de renseignement” car, même si la finalité d’une infiltration peut être le recueil de renseignement, ce n’est pas le renseignement qui en fait la spécificité, mais l’action clandestine, qui requiert des savoir-faire, et des aptitudes particulières (spéciales).
3. Comment expliquez-vous la confusion largement entretenue entre le renseignement d’entreprise, l’espionnage et le renseignement de sécurité ?
Je ne sais pas si elle est délibérément “entretenue” (pourquoi le serait-elle ? et par qui ?), mais vous avez raison, elle est largement répandue et elle se maintient contre vents et marées, malgré tous les efforts de communication autour de l’Intelligence économique et de son caractère parfaitement légal. Peut-être est-ce lié à l’utilisation de cet anglicisme “intelligence”, soupçonné de chercher à masquer d’emblée le renseignement qui du coup devient à son tour suspect de camoufler l’espionnage. C’est aussi sans doute dû à certaines dérives que l’on peut régulièrement constater de la part d’acteurs proposant des prestations de renseignement ou d’Intelligence économique aux entreprises. C’est enfin, je crois, également dû à une défaillance de notre “culture du renseignement”, qui est, dans notre pays, bien plus romanesque ou simplement historique que véritablement scientifique. D’où la nécessité de développer cette culture en en renforçant les bases théoriques et méthodologiques, ce qui est justement l’objectif de mes travaux actuels.
4. Pouvez-vous nous dire en quoi la phase dite “d’exploitation” est vraiment porteuse de valeur ajoutée ?
Cette question est au cœur de mes préoccupations. Comme je le montre dans mon dernier article, l’exploitation est le parent pauvre de la recherche universitaire en matière de renseignement. Cette carence en matière de recherche n’est pas sans conséquences sur les fondements théoriques de la discipline, dont la faiblesse est à la source de la plupart des dysfonctionnements imputables ou imputés aux systèmes de renseignement. Le directeur du Centre de lutte antiterroriste (NCTC) et le directeur du Renseignement national (DNI), s’exprimant tous deux devant la commission d’enquête du Sénat américain en janvier 2010, pour expliquer comment ils n’avaient pas réussi à empêcher ce jeune Nigérian bardé d’explosifs de monter dans un avion le jour de Noël, reconnaissaient que les informations n’avaient pas été « mises en corrélation », et qu’ils avaient tous travaillé sans savoir « qui était au bout de la chaîne de décision ». Le renseignement était bien là, mais était resté inexploité. Ce dysfonctionnement majeur mérite d’être analysé avec une grande attention, car il met en lumière de nombreux aspects très importants de l’exploitation, alors que les contours de cette fonction ne sont même pas clairement définis faute justement de bases théoriques solides.
La plupart des manuels présentent cette fonction sans s’y attarder, coincée dans un cycle du renseignement aussi peu praticable que conceptuellement séduisant, entre l’orientation et la diffusion. Ces deux dernières fonctions (orientation et diffusion) y apparaissent comme les prérogatives de têtes pensantes idéalisées, que notre culture naturellement centralisatrice du commandement place au sommet d’une hiérarchie nécessaire mais souvent paralysante. Dans la pratique, l’exploitation se confond en réalité avec la fonction renseignement, décrivant intégralement le cycle du même nom qu’elle anime de bout en bout (orientation des sources, élaboration et mise à disposition du renseignement). C’est le cœur du métier du renseignement.
Le renseignement se distingue de l’information par sa finalité (l’utilisateur), qui le caractérise entièrement. S’il n’est pas “exploité” de bout en bout jusqu’à parvenir à celui qui en a l’utilité en répondant à son besoin, ce n’est tout simplement plus du renseignement, mais de l’information. L’exploitation n’est pas seulement porteuse de “valeur ajoutée”, c’est elle qui fait le renseignement.
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